Ma volonté est que mes dessins,mes estampes, mes bibelots, mes livres enfin les choses d'art qui ont fait le bonheur de ma vie, n'aient pas la froide tombe d'un musée, et le regard béte du passant indifférent, et je demande qu'elles soient toutes éparpillées sous les coups de marteaux du commissaire priseur et que la jouissance que m'a procurée l'acquisition de chacune d'elles, soit redonnée, pour chacune d'elles, à un héritier de mes goûts. EDMOND DE GONCOURT

Edmond et Jules

Edmond et Jules

Edmond de Goncourt par Nadar

Edmond de Goncourt par Nadar

vendredi 13 juin 2008

Léon Daudet

La Critique des Livres








LES GONCOURT CRITIQUES D'ART, HISTORIEN ET MEMORIALISTES






L'attribution à l'académie Goncourt de l'immeuble historique du boulevard Montmorency - le conservateur est tout indiqué, ce ne peut être que Rosny aîné - la publication d'un fort intéressant petit ouvrage Jules et Edmond de Goncourt , de M.Marcel Sauvage me donnent l'occasion de traiter ici l'oeuvre" non romanesque " des deux frères et du survivant Edmond. Ils furent critiques d'art, historiens, et mémorialistes. Dans ces trois domaines leur influence a été considérable et elle n'est nullement épuisée.



Jules de Goncourt était, jusqu'au bout des ongles hommes de lettres. Edmond était, dans ses profondeurs, peintre et clinicien. Entre eux deux, comme entre époux , il y eut, bien entendu, des échanges. Mais les caractéristiques de chacun des deux frères se reconnaissent aisément comme dans une vannerie composite, les deux tiges ou lanières de la trame. Leurs opinions politiques étaient les mêmes. Ils étaient blancs, réactionnaires et royalistes. Indifférents en matière de religion, ils constataient les dégâts accomplis, au cours des âges, par l'intrusion du spirituel dans le temporel et inversement. Ils avaient la philosophie du concret, non celle de l'abstrait. Leur indépendance leur était chère. Les hommes à tempérament, quelles que fussent leurs opinions, leur plaisaient. ils avaient de l'amitié pour Vallès, aussi rouge qu'ils étaient blancs, et Edmond chérissait Clémenceau, comme il apparaît dans son Journal. L'académisme, le convenu leur étaient en une profonde horreur. D'où leur goût, très vif, pour Michelet, écrivain et évocateur pathétique.




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Leur critique d'art est, après Baudelaire et avant Gautier, de beaucoup la plus intéressante du dix-neuvième siècle français. Elle révéla le dix-huitième siècle , Watteau, Chardin, La Tour et Boucher, ainsi que Moreau le Jeune et beaucoup d'autres. Elles révéla aussi les artistes japonais, l'incomparable génie d'Hokousai, la grâce en profondeur d'Outamaro. Mais, par un paradoxe singulier, ils reculèrent devant Manet, prodige de la couleur, et devant Courbet, prodige de la forme. La musique les laissa indifférents, alors que Baudelaire, critique complet et à mon avis, le plus grand de tous les temps, pour la pénétration de la synthèse, exalta Goya, Manet, Edgar Poe, Quincey, Wagner, ce qu'il y a de plus original et de plus puissant dans le domaine de la vision et celui de l'ouïe. En revanche, Edmond de Goncourt ne tarissait pas sur ceux de Fontainebleau, Théodore Rousseau, Corot, Millet, Chintreuils,Daubigny, etc. IL agitait ses longues mains blanches pour exprimer le ravissement où les toiles de ces maîtres le plongeaient .


Notre collègue de l'Académie, Pol Neveux, érudit et poète, a écrit pour la Maison d'un Artiste, d'Edmond de Goncourt une préface très complète , à laquelle je renvoie mes lecteurs. Les oeuvres et chefs-d'oeuvre, aujourd'hui dispersés , réunis là, attestaient le goût exquis et savant des collectionneurs. J'ai passé là, devant ces toiles et devant ces vitrines , dans ma jeunesse, de longues journées qui m'ont appris que l'oeil s'éduque et, en s'éduquant , élargit le champ d'esprit .



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L'oeuvre historique des Goncourt est considérable. Ses sommets sont, je crois bien : La Femme du dix-huitième siècle, La Reine Marie-Antoinette, La Pompadour et La Du-Barry enfin La Société Française sous la Révolution et La Société Française sous le Directoire, tableaux animés, colorés, admirables, des époques dont il est traité. Ces ouvrages passèrent à peu près inaperçus, en raison même de leur originalité. On sent que Sainte-Beuve, fort intelligent, mais peu artiste (il n'a rien compris à Baudelaire) ne leur attacha qu'une importance médiocre. Les Goncourt étaient misogynes, dit avec raison M.Marcel Sauvage ; c'est peut être pour cette raison qu'ils ont appliqué aux femmes du dix-huitième cette vision, non troublée par le désir charnel, où apparaît une des explications - la clinique - de la tourmente révolutionnaire : la femme du dix-huitième siècle, aristocrate, bourgeoise, ou issue du peuple est une grande nerveuse, incroyante, courageuse devant la mort, charnelle, ayant substitué le plaisir à l'amour. Nous avons là-dessus le témoignage de Laclos, avec l'immortel portrait de la marquise de Merteuil, et celui de la président de Tourvel, le témoignage de Restif de la Bretonne, avec les portraits de Mme Prangon et des filles de service, blanchisseuses, etc., qui parsèment le Paysan perverti, Sarah ou l'Amour à quarante-cinq ans, etc... Puis tous les récits des mémorialistes, le prince de Ligne en tête. C'est par l'étude du rôle de la femme, actrice, courtisane, et autre , au dix-huitième siècle que les Goncourt, ces Robinson d'Auteuil, ont pénétré la genèse névropathique de l'équipe révolutionnaire. Les premiers sujets du grand drame étaient les fils de ces tourmentés. Je ne dis pas que toute la Révolution et la Terreur soient sorties de ces "vapeurs" que soignait l'illustre Tronchin. Mais ces "vapeurs" firent partie de l'immense malaise qui étreint la société française entre 1760 et 1800 et dont les symptômes portent à la fois sur le désir de connaître (Encyclopédie) et sur les sens. Le sommet du grandiose ouvrage des Goncourt c'est le chapitre consacré à la ferme attitude devant la mort de ces femmes, instruites et athées. Telles elles seront, trente ans plus tard, devant l'échafaud.


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Comme il arrive pour les oeuvres de premier plan, les Goncourt n'ont pas vu, ni mesuré eux-mêmes toute l'amplitude de leurs recherches. Mais il ont poursuivi, puis Edmond seul a poursuivi celles-ci avec Madame Gervaisais, Germinie Lacerteux, la Fille Elisa et la Faustin. Là est le joint de leurs travaux historiques et de leurs travaux romanesques. Quant à la documentation picturale, ils avaient la puissante série des La Tour, peintre des regards sensuels et cruels de la femme( voir portrait de Mlle Fels entre autres) comme Murillo est le peintre de ses regards tendres et mystiques. Ces yeux des filles de La Tour - filles sur la toile - positionnement nous hallucinent. Ils ont du Voltaire et du Laclos dans l'encerclement, observateur et perfide, de la prunelle. Je ne sais rien de plus révélateur.


L'épouvantable destin de la reine Marie-Antoinette avait halluciné les Goncourt, et le survivant, dans la conversation, y revenait souvent. En ce temps-là je veux dire vers 1880, on soutenait que les grandes dames et les souveraines étaient sans intérêt, que ce qui était captivant c'était la blanchisseuse, la charcutière, la concierge, la bonne et la prostituée. Après Champfleury et Duranty, Zola avait découvert ces types nouveaux par lesquels devait être rénovée la psychologie. Mais là encore, les Goncourt avaient ouvert la voie, comme le prouvent les romans plus haut cités. Je dirai toutefois que plus un personnage, homme ou femme, est haut situé par la naissance ou le talent, plus il est relié à des événements importants ou à des oeuvres considérables, plus il m'intéresse, me passionne et m'instruit. Comme Goncourt, je suis hanté par la reine Marie-Antoinette, au temps de Trianon et des bergeries, en toilette de Cour, puis sur l'échafaud comme dans croqueton de ce misérable David et, quand je pense à elle, je serre les poings. Mais deux maîtres livres, et qui n'ont pas été dépassés, sont la Société Française sous la Révolution et sous le Directoire. Positivement on y est : les rues, les boutiques, les journaux, les métiers, les modes, les disputes, les cris, la peur, la basse rigolade, les charrettes de la guillotine, les tripots du Palais Royal, les filles, faribolantes ou déchaînés, tout cela est décrit à la fois comme sur une toile et comme sur une table d'anatomie et d'autopsie. On songe à Hogarth et à Pinel. L'évocation est autre que celle de Michelet, aussi puissante. Car, contrairement à ce qu'on écrit, à leur sujet, tant de critiques ignorants ou niais, le détail chez eux corrobore et appuie l'ensemble, traduit la frivolité tragique, qui est l'ambiance de ces jours de sang ; et, ici et là, que de remarques lumineuses, concernant les gens et les circonstances ! Ce n'est pas de la petite histoire. c'est de l'histoire, tout simplement.





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Mémorialistes, les Goncourt sont incomparables et leur Journal, qui souleva tant de polémiques, est et demeurera, quant à la seconde moitié du dix-neuvième siècle, le document témoignage capital. Deux générations d'écrivains d'hommes politiques, d'artistes, de militaires, de mondains, de savants, de financiers, de comédiens, de directeurs de théâtre, y défilent, peints sans indulgence, mais aussi sans excessive sévérité. J'apporte ici ma confirmation pour la plupart des figures allant de 1885 à 1896, période où j'ai vu et fréquenté les mêmes gens que voyait et fréquentait Edmond de Goncourt, habitué de notre maison où il venait dîner deux fois par semaine. Mais tout ce que j'ai entendu dire des hommes, peints dans les premiers tomes du "journal", appartenant à la génération précédente, atteste la véracité des deux frères.



Dans leurs romans les Goncourt prennent des licences, pas toujours très heureuses avec la langue française telle que l'ont maniée nos grands écrivains au XVI, XVII, et XVIII è siècles et, avec la syntaxe classique. Ils avaient ce trou : la non-compréhension profonde des humanités. l'antiquité gréco-latine ne leur avait pas ouvert ses portes d'or. Ils disaient : "l'antiquité, pain des professeurs", ce qui est enfantin. Sans doute n'avaient-ils pas eu, pendant leurs études, quelques-uns de ces solides professeurs de latin et de grec, auxquels quiconque tient une plume, en lettres comme sciences, doit le meilleur de sa formation. Mais il est à remarquer que leur langue est beaucoup plus simple et franche dans leurs livres d'histoire et dans leur Journal que dans leurs oeuvres de pure imagination. Là où la réalité précise les soutient, ils ne songent pas à "l'écriture artiste". Notez que je pense que le français, n'étant pas une langue morte, a droit à tous les apports de mots possible et à tous les ajouts syntaxiques, à condition que ces mots demeurent dans une ligne traditionnelle. Nibil innovatur nisi quod traditum est. on ne peut (ou on ne doit) innover que selon la tradition. Il ne faut confondre le saugrenu avec l'original et il y a une intempestivité du style. Celui-ci est un dosage du parlé et de l'écrit, dosage qu'enseignent la culture et le goût. Rabelais forge incessamment des mots et des tours, d'une ligne classique et vigoureuse, dont aucun n'a vieilli. Alors que la phrase goncourtienne donnée comme type, "avec dans le dos, la curiosité d'une petite fille qui le regardait" est mal fichue. Mais il n'est pas de grand écrivain qui n'ait eu son innocente petite manie, ou son ron-ron (Flaubert, par exemple) ou sa marotte . Stendhal donnait le code comme son modèle. Or, le code est un grimoire hideux et le style de Stendhal est sans agrément .





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Il apparaît ainsi que les Goncourt, généralement considérés comme des romanciers renforcés, descendant des hommes de lettres du XVII è siècle, étaient plutôt, dans leur essence, des essayistes cherchant l'universalité comme au XVI è siècle, et qui au cours de leur enquête, étendue des livres et des estampes aux humains, avaient rencontré le roman. Au lieu qu'un Balzac par exemple est un homme d'action en virtualité qui en place d'agir, a écrit. Le goût de la collection, était, chez eux, adventice et, comme on dit, n'engageait pas le fond. Leur Journal montre que leur intelligence était ouverte à tout, sauf aux chimères, et c'est par là qu'ils s'apparentent plus au seizième qu'à l'utopique dix-huitième. S'ils avaient eu la culture humaniste prècoce d'un Montaigne ou d'un Amyot, s'ils s'étaient nourris de la moelle des lions, doués comme ils étaient , ils seraient allés aux nues. Je les considère, pour dire toute ma pensée, comme les premiers des maîtres de second plan du temps moderne, fort en avant de Flaubert et, parbleu de Zola.



Léon Daudet

de l'académie Goncourt


Extrait du Candide du 1er septembre 1932

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